Un grand monsieur nous a quittés. C’est avec beaucoup de peine que j’ai appris la disparition de Mstislav Rostropovitch. C’était un musicien de génie qu’on a pu qualifier sans exagération de roi des violoncellistes, au point qu’il a donné son nom à un concours international dont l’un des premiers lauréats fut le grenoblois Frédéric Lodéon. Mais c’était aussi une haute figure de la liberté, qui aura marqué profondément l’histoire de son temps. Si une seule image doit demeurer du plus bel événement de l’après Seconde-guerre mondiale – la chute du mur de Berlin –, c’est bien celle de ce russe déchu de la nationalité soviétique assis sur une chaise contre un pan de ce mur en cours de destruction, jouant de son instrument en plein cœur de l’histoire. Comment mieux dire la solidarité de l’artiste avec les combats de ses contemporains pour leur émancipation ? Et comment mieux exprimer la force de l’esprit humain qui doit toujours primer sur la force physique ?
Reconnu très tôt comme un soliste d’exception, Rostropovitch aurait pu mener une carrière confortable sans se soucier des injustices d’un système totalitaire. Rostropovitch était pourtant trop généreux pour se montrer insensible au sort de ses contemporains.
Cette même générosité qui l’incita à trouver de l’argent pour nourrir le compositeur Prokofieff condamné à la misère par une nouvelle purge, ou à racheter et rénover l’appartement de son maître Constantin Chostakovitch pour en faire un musée, Mstislav Rostropovitch l’employa à venir au secours de tous ceux qui déplaisaient au système soviétique. Ami de Soljenistine, qu’il n’hésita pas à héberger, auteur d’une lettre ouverte à Léonid Brejnev protestant contre les restrictions sur les libertés culturelles, ce grand musicien rappelait par son exemple que l’art n’est pas une occupation vaine mais une activité morale. Il aimait la liberté d’expression dans l’art comme dans la politique. Banni de l’URSS en 1974, la même année que Soljenistine, Rostropovitch aurait pu finir sa vie à l’ouest comme le fantôme d’une illusion déçue ou pire le remords des Européens de l'ouest acceptant le sort fait à nos frères de l'est. La belle image de Rostropovitch le 9 novembre 1989 à Berlin marqua le dénouement heureux de la guerre froide et la réconciliation des pays européens qui ont vocation à former une maison commune.
Rostropovitch est mort à Moscou, dans le pays d’origine de ce citoyen du monde. A l’heure où mes pensées vont vers lui, elles sont pleines de gratitude. Gratitude pour l’homme de liberté bien sûr. Mais aussi bien sûr gratitude pour l’instrumentiste unique qui m’avait bouleversé en 2004 au festival Berlioz de la Côte Saint-André en interprétant le Concerto de Dvorjak que j’étais allé écouter avec Bertrand Delanoë. A l’issue du concert, l’un des derniers qu’il donna en tant qu’interprète, toute la générosité et l’exubérance du personnage s’exprimaient dans son comportement si bien que ses baisers sur la bouche après avoir bu beaucoup de vodka en finissaient par nous paraître naturels ! De tels hommes ne courent pas les rues, leur mort nous laisse toujours un grand vide…