La situation que vivent nuit après nuit nos cités est le révélateur d'une fracture urbaine et civique qui mine les fondements même de la République. Le drame de Clichy-sous-Bois, les propos volontairement provocateurs du Ministre de l'Intérieur à l'égard des habitants des quartiers populaires ou encore l'incitation à l'émeute nationale par la surmédiatisation des incidents n'ont fait que précipiter une explosion sociale qui couvait depuis longtemps, fondée sur la désespérance.
Le chômage de masse depuis plusieurs décennies dans ces quartiers, (même en période d'embellie économique comme sous le gouvernement de Lionel Jospin), l'échec scolaire de beaucoup, l'impression que la réussite des autres ne trouve pas, de toute façon, de récompense professionnelle, les discriminations à l'accès au logement, à l'emploi ou aux loisirs ont donné le sentiment à la jeunesse des cités qu'elle n'appartient pas à la nation française.
Cette désespérance est naturellement aggravée par le manque de constance observé par l'Etat. L'importance du problème des banlieues exige des politiques menées dans la durée, quel que soit le gouvernement en place. Or nous avons au contraire subi en 2002 une rupture sur la base uniquement de motivations idéologiques. L'Etat a abandonné les quartiers populaires, coupé les crédits des associations œuvrant sur le terrain, abrogé le dispositif des emplois jeunes, notamment dans les écoles, refusé de faire de l'Education une priorité, rompu le lien entre les forces de sécurité et les quartiers par la disparition de la police de proximité.
Ce cocktail était explosif. Comment s'étonner qu'il ait fini par produire des effets dévastateurs ? La violence urbaine nous renvoie l'image d'un pays dont la cohésion sociale n'a jamais été aussi faible qu'aujourd'hui. Cette violence est inacceptable. Elle tend à instaurer des zones de non-droit alors que la République repose sur l'égalité, et donc sur l'application des même règles sur tout le territoire national. Elle frappe de surcroît les plus fragiles, renforçant l'exclusion des résidents des quartiers populaires. Cette injustice doit du reste être corrigée par l'Etat en instaurant un fonds d'indemnisation des victimes. Il faut décréter un état de catastrophe sociale, comme il existe un état de catastrophe naturelle, car nous savons bien que les assurances n'indemniseront pas un grand nombre des victimes.
Cette violence doit donc être combattue. Et je veux rendre hommage, ici, à Grenoble, à M. le préfet, aux forces de police, aux pompiers, aux services municipaux, aux associations et habitants concernés qui se sont mobilisés avec détermination, courage et discernement. Mais lorsqu'il sera mis un terme à cette violence, le pire serait de se livrer à des déclarations d'auto-satisfaction. La perte des repères et des normes comme la crise économique et sociale ne disparaîtront pas avec les incendies de voitures. Des solutions existent pourtant pour prévenir de nouvelles émeutes. Il s'agit tout simplement, même si les moyens à mobiliser sont considérables, d'opérer enfin le rattrapage social et éducatif des cités afin de donner à leurs habitants les mêmes chances qu'à ceux des autres quartiers. Pour cela l'Etat doit soutenir tous ceux qui sont en première ligne dans les cités : les élus (en donnant à toutes les communes les moyens d'agir), les enseignants, les policiers, les travailleurs sociaux et les associations.
Renforçons les moyens donnés à l'Education dans les cités, où les taux d'échecs aujourd'hui augurent de la délinquance de demain. Les troubles actuels vérifient le mot de Georges Clémenceau : "Si vous trouvez que l'Education coûte cher, essayez la non-Education !" Appuyons-nous aussi davantage sur les femmes des quartiers, qui refusent leur situation de victimes et qui sont porteuses d'espoir au travers de leur mobilisation pour la réussite scolaire et de leur engagement associatif. Inventons des formules d'accès à l'emploi pour les jeunes des quartiers avec pour seul souci l'efficacité du dispositif et non le respect de tel ou tel conformisme. Toutes les formes de lutte contre la ghettoïsation et les discriminations sont le pendant indispensable à la politique de fermeté dans le rétablissement de l'ordre républicain. Renouons avec la police de proximité pour que la présence des forces de sécurité soit considérée comme naturelle et rassurante. Sans oublier bien entendu la mise en œuvre d'une véritable politique de prévention, avec les moyens humains afférents. C'est le caractère global et cohérent de cette politique qui évitera aux jeunes d'avoir le sentiment d'être relégués au ban de la République.
Ne traitons pas toute une génération en bande de sauvageons : reconnaissons-les enfin comme des Français à part entière, avec les mêmes devoirs mais aussi les mêmes droits que les autres. Là est la clef du succès. Si la situation est relativement plus calme à Grenoble que dans d' autres agglomérations de même importance, c'est, je crois, pour deux raisons. Tout d'abord, bien sûr, un partenariat exemplaire entre tous les acteurs concernés par la prévention et la sécurité, qui sont depuis longtemps rompus au travail en commun : la préfecture, la Ville, la police, la justice, l'Education nationale, les associations, les médiateurs.. Mais sans doute plus encore le fait que la requalification urbaine, la politique de l'emploi des collectivités locales et le souci de traiter chacun avec équité, quel que soit son quartier et quelle que soit son origine, ont malgré tout rétabli une forme d'espoir en l'action publique et en la société. Ce modèle n'est sans doute pas la panacée. Mais j'ai l'immodestie de croire qu'il pourrait aujourd'hui mieux inspirer l'action conduite par l'Etat, et redonner malgré tout un peu d'espoir..
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